RENCONTRE AVEC STÉPHANE ARCAS

Comment ce texte de Didier Eribon est-il arrivé entre mains ?

Ma rencontre avec Retour à Reims peut faire sourire. Un jour, ma psy m’a fait remarquer que ce que je lui racontais depuis trois quarts d’heure, elle venait de le lire dans cet ouvrage de Didier Eribon. Intrigué, je me suis lancé dans la lecture du texte qui a directement fait écho en moi. Pas seulement pour ses mots et le parcours d’Eribon qui, à plusieurs égards, est proche du mien. Mais aussi parce qu’Eribon est un disciple de Foucault et de Bourdieu, penseurs qui m’ont toujours accompagné dans mes lectures. Pierre Bourdieu a été l’une de mes grandes références, notamment pendant mes études aux Beaux-Arts, dans les années 90. J’ai connu l’œuvre de Michel Foucault plus tard, mais il a toujours été très présent, notamment dans mes scénographies. Je travaille sans cesse son concept d’hétérotopie, c’est-à-dire le fait de présenter les lieux autrement. Les lieux ont plusieurs fonctions.

Pourquoi avoir décidé de mettre en scène cet essai ?

Depuis quelques temps, j’avais très envie de prolonger le travail que j’avais fait sur Bleu Bleu. Je voulais remonter davantage le cours du temps. Bleu Bleu était une autofiction, une sorte de monstre hybride, dans lequel j’évoquais les années 90 lorsque j’étais étudiant aux Beaux- Arts de Toulouse. La question sociale y était déjà présente, en sous-texte. Je voulais remonter jusqu’à mon enfance dans le Lot-et-Garonne, lorsque je vivais dans une cité HLM d’une petite ville de province. À cette époque-là, j’étais en immersion dans le prolétariat, mais totalement en porte-à-faux avec ce milieu ouvrier et agricole. J’étais un enfant qui lisait, qui aimait la peinture… Du coup, j’étais vu comme une fille. Je voulais écrire sur mon enfance, mais n’y arrivais pas et je revenais sans cesse vers Retour à Reims. Plutôt que d’écrire moi- même quelque chose, j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes, d’adapter ce livre et de le mettre en scène.

Pourrait-on dire que cette mise en scène est une sorte de thérapie ?

Didier Eribon répugne ce mot. Il est anti-psychanalyse. Il ne faut pas nier que c’est une auto- analyse, mais c’est juste le point de départ. Ça serait réducteur de s’arrêter là. L’œuvre d’Eribon va beaucoup plus loin. De ce constat de violence et de souffrance, il développe toute une analyse qui permet de mieux comprendre les mécanismes de la société. Dans les milieux populaires français, la plupart des gens raisonnent en « eux » et « nous ». À l’époque, « nous » c’était les ouvriers, « eux » les patrons, aujourd’hui « nous » ce sont les Français et « eux » les étrangers. Ce genre de pensée binaire fait partie d’une mystique du prolétariat. La vision du monde et de la société peut être très mystique lorsque l’on ignore tout du système.

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Il est vrai que c’est salvateur, en quelque sorte, de savoir que notre souffrance est partagée. Ce n’est pas agréable d’avoir honte de détester le milieu d’où l’on vient, de devenir « traître » à sa classe. Heureusement, quelqu’un a osé écrire là-dessus. Après tout, pourquoi faudrait- il être reconnaissant d’être né défavorisé ?

Didier Eribon remet-il au centre du débat le rapport de classes ?

Oui, ça m’a plu qu’Eribon parle, et ose parler, de « classes sociales » parce que c’est une réalité. On a tendance à nous faire croire qu’il n’y a plus de classe ouvrière. Cependant, même si de nombreux objets sont fabriqués en Asie ou ailleurs dans le monde, la classe ouvrière européenne représente encore 25% de la population. Ce n’est pas rien. Et si l’on rajoute tous les emplois précaires et les emplois à haut taux de pénibilité, cette classe ouvrière, populaire augmente considérablement (40%). Quand tout le panel politique arrête de parler de ces gens-là, on se retrouve avec un seul parti qui se soucie encore d’eux : le Front National. Ce bouquin de Didier Eribon a clairement éveillé des consciences. Il a eu une portée énorme, dans les milieux de gauche, notamment aux États-Unis (où il donne cours, à l’Université de Berkeley) et en Australie, des pays qui n’ont jamais connu de parti communiste. En Allemagne, c’est un véritable best-seller. Eribon a réussi à énoncer quelque chose que tout le monde ressent bien, même si on ne vient pas du milieu ouvrier. Ce n’est pas un bouquin exclusif, il parle à tous. Tout le monde a en soi une part d’exclusion, un rejet.

Pourquoi compléter le titre par « sur fond rouge » ? Fais-tu référence au rouge politique ?

Il y a presque toujours une couleur dans les titres de mes spectacles : La forêt, vert presque vert, L’argent, Bleu Bleu. La couleur est pour moi le meilleur moyen de décrire un sentiment. Ici, je parle du rouge du brasier qu’est notre planète, de la lave sous nos pieds prête à exploser à tout moment, de la vanité de nos hommes et femmes politiques qui pensent dominer ce monde. C’est le rouge de la colère et de la lutte qui reviendra toujours s’opposer à l’imbécillité.

Est-ce du théâtre politique ? Y a-t-il une volonté de dénonciation, voire de militantisme ?

Je suis militant dans la vie. Dans l’art, je fais de la poésie… Et ça, c’est déjà politique.

Comment s’est passé le processus d’adaptation ? N’as-tu pas été confronté à de grosses difficultés d’adapter un tel récit ?

Je n’ai pas peur de faire un théâtre bavard, ce que le texte permet en effet. Il existe une oralité dans Retour à Reims qui lui confère un caractère exploitable au théâtre. Didier Eribon aurait aimé écrire de la littérature, mais n’a jamais franchi le cap. Il est toujours resté à mi-chemin.

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Il garde un côté très raisonné. J’ai donc rajouté deux textes de Foucault, l’un notamment qui parle des hétérotopies. Ces textes permettent des envolées plus poétiques et le développement d’univers plus oniriques. Le spectacle devrait surprendre les spectateurs – notamment ceux qui connaissent bien les textes de Didier Eribon – autant par son côté visuel que narratif. J’ai beaucoup travaillé la notion de porte-à-faux. Les dualités sont tirées à l’extrême. Ma schizophrénie est venue envahir le monde d’Eribon. Sa parole traverse plusieurs univers, notamment oniriques. Toute cette pensée est alors chargée d’émotions différentes, ce qui la rend encore plus forte.

Je ne voulais pas axer mon adaptation sur la discussion entre la mère et le fils, qui est, selon moi, anecdotique. Je ne voulais pas non plus brader le côté théorique. Didier Eribon illustre sa pensée avec beaucoup d’exemples que nous avons gardés ; toute une littérature se cache derrière ce type d’écrits. J’ai toutefois gommé des références qui auraient pu ne pas être comprises. Cela reste de la sociologie qui est tout à fait recevable par tous. Il ne faut pas mettre la barre trop basse et arrêter de sous-estimer le public et ses facultés.

Quel est le fil rouge de cette adaptation ?

Le Fil rouge… c’est Fyl ! Fyl Sangdor est toujours là dans mes spectacles. Trêve de plaisanterie. Pour une fois, j’ai été assez bon élève sur la trame et j’ai simplement suivi le plan du livre. J’ai cependant exalté le sentiment dans le politique, qui est par ailleurs présent dans le livre. Ce bouquin de sociologie s’autorise la sensibilité, à l’inverse du discours politique qui ne se l’autorise plus. Le rationalisme, porteur d’autorité et d’austérité, est prédominant alors que l’empathie et la sensibilité sont dépréciées. J’ai voulu, à l’inverse, que ce sentiment, que la sensibilité explose.

Dans ton adaptation, tu joues beaucoup avec ce mot « longtemps » qui résonne à plusieurs reprises. Pourquoi ?

C’est une occurrence. J’utilise souvent des occurrences dans mes textes et spectacles. Je reprends d’ailleurs des anciennes qui étaient dans La forêt et Bleu Bleu, comme « je veux dire ». On trouve aussi « C’est la base », « c’est-à-dire ». Pour moi, Retour à Reims, c’est « à dire». J’aime travailler sur la rythmique que procurent ces occurrences. Pour mon adaptation, je suis aussi allé fouiller dans des interviews qu’a données Eribon pour avoir un langage un peu plus parlé. J’ai retranscrit cela tout en le mélangeant avec le bouquin et en y rajoutant du Arcas. Je voulais avoir un parler populaire qui, au fur et à mesure des scènes, s’étoffe et devient plus soutenu. J’aime cette idée de l’évolution sociale présente à l’intérieur même d’un paragraphe.

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Pourquoi faire appel à plusieurs voix pour interpréter ce texte ?

Je voulais distribuer cette parole, la faire dire par plusieurs personnes parce que nous sommes tous un peu Eribon. J’aime que les comédiens s’accaparent le texte, qu’ils lui donnent différentes couleurs, leur propre sens, leurs propres émotions.

Il était important pour moi que sa parole ne soit pas portée que par des hommes (Nicolas Luçon et Thierry Raynaud), mais aussi par une femme, en l’occurrence Marie Bos qui, pour le coup, ne joue pas le rôle de la mère comme on aurait pu s’y attendre. Ça risque de surprendre les spectateurs. J’aime changer les points de vue. Les gens ont un a priori sur cette histoire qui peut être considérée comme une histoire d’homosexuels hommes. Le constat d’Eribon part d’ailleurs de l’homophobie de son père. J’aime ce contraste qu’une femme parle de ses problèmes d’homosexuel homme. Ce que les homophobes reprochent aux gays n’est-ce pas en grande partie leur féminité d’ailleurs ?

Pourquoi faire appel à de la musique live ?

Il y a toujours, « c’est la base » de mes spectacles. C’est un peu un « plaisir de bourgeois ». Je ne sais pas jouer d’un instrument et je suis toujours impressionné de voir des musiciens jouer. La musique est omniprésente dans nos vies, mais pas les musiciens qui la créent. Il est important pour moi de leur rendre cette place. Sur scène, il y a toute la chaîne ouvrière d’un spectacle : les acteurs, les musiciens, la régie…

Un mot sur la scénographie ?

Je veux garder l’effet de surprise avec cette scénographie. Tout ce que je peux dire, c’est que j’utilise le concept d’hétérotopie dont j’ai parlé précédemment. S’y retrouvent également des influences africaines, rock bien entendu, mais aussi des inversions Nord-Sud.

C’est important pour toi de t’entourer des mêmes personnes pour tes créations ?

Oui, c’est un peu le campement des gitans. J’ai un fonctionnement très familial dans le travail. Tous mes collègues habituels ne travaillent pas sur ce projet, mais il y en a plusieurs (Marie Bos, Julien Jaillot, Nicolas Luçon, Fyl Sangdor, Claude Schmitz, Michel Cloup, Cécile Chèvre…). Il y a même un nouveau, Thierry Raynaud, même si je le connais depuis longtemps. Il faut tout de même réoxygéner un peu l’hémoglobine familial histoire de ne pas rester consanguin (rires). C’est important pour moi d’être fidèle, surtout avec les comédiennes qui sont un peu les laissées-pour-compte du système. Tu me diras qu’il n’y en a qu’une ici, mais je m’entoure toujours de nombreuses femmes dans l’équipe technique (Margareta Andersen, Anaïs Terwagne, Rebecca Flores, Agnès Limbos).

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Qu’est-ce qui explique selon toi le regain soudain pour ce type de texte ?

Parce que tout simplement les gens attendent une nouvelle pensée de gauche. Retour à Reims est un outil qui nous permet de voir en quoi on s’est plantés. Cet outil nous montre que nous ne sommes pas seuls dans notre coin à nous dire que ce monde est injuste, que les politiques se foutent de notre gueule. On se rend compte que nous sommes nombreux, que les personnes qui souffrent ne sont pas isolées et sont mobilisables. Malheureusement, comme dit Eribon, ces personnes ont été mobilisées par le Front National en France, mais d’autres personnes avec de grandes idées, d’autres partis pourraient mobiliser à nouveau la classe ouvrière. Nous avons tous besoin d’une réflexion politique, de penser un nouveau modèle de gauche et de politique en général.

Penses-tu réellement que la gauche pourrait réussir à nouveau à s’adresser à la classe ouvrière ? N’est-ce pas le cas en Belgique avec le PTB ?

Ça peut prendre « longtemps ». Ce n’est pas facile de se détacher d’un regard que l’on porte sur le monde. Pour vaincre l’ignorance, il faut éduquer. Ce texte brasse très large. Il est fait mention des problèmes des banlieues, des classes sociales, de l’homophobie… Pour répondre à ta question, selon moi, le PTB en Belgique ou Mélenchon en France ne sont que les signes avant-coureurs d’un retournement. Je pense que le PTB doit, entendons-nous bien, se BOBOifier davantage et s’adresser à toutes les couches de la population, pas qu’aux « travailleurs ». Il faudrait également qu’une pensée écologique et culturelle soit présente à la base de sa philosophie.

Le capital culturel est essentiel pour réduire les inégalités. Eribon s’en est sorti grâce à sa scolarité. Moi, ce sont mes lectures. Actuellement, il faut se battre pour avoir accès à la culture. Et quand tu l’as, tu es mal vu car tu ne fais pas partie de la masse. Avoir la culture provoque de la frustration chez les gens qui ne l’ont pas. Mais je pense que si les gens se laissaient aller davantage à la contemplation d’œuvres d’art, s’ils lisaient plus, s’ils laissaient venir à eux leur sensibilité, s’ils se blindaient moins, il y aurait moins de refoulés et moins de dépressifs. La question de la féminisation est également cruciale chez Eribon. Il dénonce très clairement le système patriarcal qui, pour maintenir son pouvoir, frustre toute la population.

Retour à Reims pose des questions et présente une situation, mais n’apporte pas la réponse. Je ne donne jamais de réponse. Je présente des situations, en mentant comme un arracheur de dents, mais je ne suis pas là pour donner de leçon ni pour donner un cours.

La honte de son milieu social peut mener au rejet. Ce rejet peut-il mener au racisme ?

Oui, complètement. J’ai vu des gens se comporter comme des merdes avec leurs enfants, les frapper, leur crier dessus pour un rien et en faire des gamins ultra violents. Je voyais ces gamins à l’école qui étaient insupportables et bagarreurs au possible, mais je savais d’où ça venait. Quand je vois encore aujourd’hui des gens se comporter comme ça avec leurs enfants, j’ai véritablement des pulsions de haine. Mais c’est toujours en porte-à-faux. C’est

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par empathie pour le gamin. C’est plutôt une haine du système qui rend les gens comme ça. Il ne faut pas stigmatiser tout un groupe pour les actions d’un seul. C’est le contexte social et culturel des gens qui les amène à se comporter comme des brutes. Et souvent on reproche à des minorités les mauvaises actions d’une fraction minime de ses membres. Alors que ces actions sont dues à une mauvaise gestion et à un abandon de la part du pouvoir politique.

Entretien réalisé par Emilie Gäbele, attachée de presse du Théâtre Varia, 11 septembre 2017.

 

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