(c) Estelle Rullier

Retour à Reims, sur fond rouge : malaise social en scène au Varia

13 octobre 2017  Manon Legrand
Stéphane Arcas adapte Retour à Reims de Didier Eribon. Un récit coup de poing intime et collectif. 

Comment se réconcilier avec un milieu que l’on a fui? Comment gérer la culpabilité engendrée par cette rupture? Dans Retour à Reims (Fayard, 2009), le sociologue et philosophe français Didier Eribon raconte son retour chez sa mère à Reims, suite à l’enterrement de son père, 30 après avoir tourné le dos à sa famille. Ce fils d’ouvrier et de femme de ménage devenu intellectuel engagé et militant gay, réalise alors que cette rupture familiale pourrait davantage s’expliquer par la honte à l’égard de sa classe sociale que par l’homophobie de son père. Eribon, croisant analyses sociologiques et souvenirs personnels, scrute avec virtuosité le poids des déterminismes sur les individus et la difficulté à s’en affranchir. Il s’interroge aussi sur le glissement des votes du parti communiste vers l’extrême-droite et sur le malaise social actuel. Stéphane Arcas, écrivain, artiste plasticien et metteur en scène français installé à Bruxelles, et lui aussi fils d’ouvrier, s’est emparé de ce texte. Deux comédiens et une comédienne se partagent cette parole puissante et sensible dans un décor de plateau télé décrépi, baigné d’une lumière rougeoyante. Si le metteur en scène suit de très près le livre, il s’autorise des ellipses oniriques – avec, notamment, une marionnette qui alterne extraits de Foucault et noms d’oiseaux, entre introspection et pulsions – et s’offre le luxe d’une musique rock jouée en live, qui dialogue avec la révolte du propos. On en sort retourné, avec un regard plus à vif sur les conditionnements et verdicts sociaux qui pèsent sur chacun de nous.

Alter Échos: À l’issue du spectacle, vous adressez, à l’instar d’autres théâtres bruxellois, un appel à la solidarité avec les migrant.e.s du parc Maximilien (1). Un texte comme celui d’Eribon est-il d’autant plus important à partager dans ce contexte d’urgence sociale?

Stéphane Arcas: On est tout le temps dans un contexte d’urgence sociale. Depuis que je suis né, c’est la crise. Une crise sociale, liée au fait qu’une partie de la population garde toute la richesse pour elle et nous fasse mentir sur qui sont nos ennemis c’est-à-dire les migrants. Ajoutons à cela que les gouvernements masquent de moins en moins leurs penchants fascistes, usent de violence – on l’a vu en Catalogne. Il y a peu, je suis allé en Guinée pour la première fois de ma vie pour un festival de théâtre à Conakry. Là-bas, j’ai vu les migrants «de l’autre côté». J’ai rencontré pas mal de jeunes qui voulaient quitter leur pays et je me sentais investi d’un devoir de pédagogie. J’avais envie de leur dire qu’on ne traversait pas le détroit de Gibraltar avec un matelas gonflable, qu’ils risquaient de subir ici en Europe des situations de détention ou d’exploitation. Dans le texte que j’ai écrit pour ce festival, j’interroge autant la notion de migration que celle de dé-migration, c’est-à-dire le retour de ceux qui n’ont pas réussi à s’installer ici.

Alter Échos: Revenons à Retour à Reims. Pourquoi cette question de la difficile voire de l’impossible réconciliation avec ses origines vous a-t-elle touchée?

Stéphane Arcas: C’est ma psy qui m’a fait découvrir ce texte. C’est assez cocasse sachant la défiance de Didier Eribon envers la psychanalyse. Elle m’a dit de le lire car ce que lui racontais lui évoquait ce texte. J’y ai en effet vu beaucoup de similitudes à mon passé. Avant de partir dans des études artistiques, j’étais dans le social. Je suis quelqu’un de politisé, je me suis toujours tenu informé, même quand j’étais aux Beaux-Arts. Bourdieu et Foucault sont des références communes que nous avons avec Didier Eribon. Retour à Reims m’a touché parce qu’il parvient à synthétiser tous ces écrits théoriques et à en faire quelque chose de facilement accessible. Il fait le constat de ce que l’on éprouve, enfants d’ouvriers ou non, par rapport à ce malaise social. Il est facile de dire qu’on n’adresserait pas la parole à quelqu’un qui vote FN, mais comment fait-on s’il s’agit de nos proches? Comment fait-on une fois la communication rompue? Cette question évoquée par Eribon me parle. J’ai toujours entendu des gens racistes dans ma famille, même s’ils ne le concrétisaient pas dans le vote. Aujourd’hui, je me questionne sur le fait que le racisme par ignorance demeure alors qu’il n’a jamais été aussi facile de s’informer… Les grands médias, les médias putassiers, en sont responsables quand ils ne montrent que le côté dangereux des migrants par exemple.

Alter Échos: Ce texte de Didier Eribon est très intime, mais il raconte aussi une réalité sociale, à la manière d’Annie Ernaux, «transfuge de classe» elle aussi…

Stéphane Arcas: Annie Ernaux est d’ailleurs une référence d’Eribon. J’ai adoré La Placed’Annie Ernaux. Elle y raconte la vie de son père, devenu épicier du quartier. J’en ai parlé à mon épicier quand je lisais ce bouquin. Il m’a montré toutes les notes impayées des clients qu’il accrochait derrière le comptoir. J’ai beaucoup discuté avec lui. Il m’a raconté que les gens accumulaient les dettes, et puis étaient tellement honteux qu’ils envoyaient leurs enfants fin du mois, parce qu’ils savent qu’on ne gueulera pas sur eux pour qu’ils remboursent. Cette histoire fait écho à Eribon quand il dit «On éprouve dans sa chair l’appartenance de classe quand on est enfant d’ouvrier».

Ce texte parle de gays, d’ouvriers, mais il parle aussi de dominations. Il parle du féminin comme force politique.

Alter Échos: Vous-même d’ailleurs vous êtes fils d’ouvrier devenu artiste… La honte sociale, ça vous parle?

Stéphane Arcas: Je suis fils de maçon. Avant, je disais toujours maçon-tailleur de pierre, car mon père faisait effectivement les deux. Mais il a dû arrêter le taillage de pierre à cause de la crise des années septante. J’avais du mal à assumer ce terme «maçon» même si je me rendais compte qu’il faisait un métier dur et peu valorisé: à l’école, sur les fiches scolaires, je mettais tailleur de pierre car c’est plus classe que d’être maçon. Aujourd’hui, j’assume le «maçon». Mais c’est tout récent!

Alter Échos: Vous vous êtes frotté à l’auto-fiction avec Bleu bleu relatif à votre vie d’étudiant aux Beaux-Arts. Pourquoi ne pas avoir mis en scène votre «retour» à vous?

Stéphane Arcas: J’avais très envie depuis longtemps de prolonger le travail de Bleu bleu. Ce texte était une auto-fiction avec un fond social déjà fort, notamment des étudiants qui se faisaient arracher leurs dents car ils n’avaient pas pu les faire soigner avant. J’avais le désir de remonter dans mon enfance en Lot-et Garonne. En écrivant, je me suis rendu compte que je retournais sans cesse lire Retour à Reims. Je me suis alors lancé le défi de monter ce texte au potentiel d’oralité fort.

Alter Échos: Comment d’ailleurs défend-on, «vend-on», un projet comme celui-ci dans les théâtres? De la sociologie – de gauche en plus !-  sur les planches aujourd’hui, c’est vous qui l’avez dit dans un entretien, «c’est pas sexy»…

Stéphane Arcas: J’ai galéré pour le monter. Deux femmes m’ont fait confiance, au théâtre Varia et à la maison de la culture de Tournai. C’est la part profondément féministe du projet qui les a probablement touchées. Ce texte parle de gays, d’ouvriers, mais il parle de dominations. Il parle du féminin comme force politique. Eribon dénonce le patriarcat, à travers notamment les très beaux portraits de femmes – la mère ou la grand-mère d’Eribon – qui se battent pour leur émancipation professionnelle, leur liberté amoureuse. Il interroge le fait aussi qu’on relie la culture à la féminité. En d’autres mots quand on aime l’art dans un milieu prolétaire, on est taxé de pédé. Quant aux femmes, elles ont le droit d’être cultivées jusqu’à un certain point. Elles peuvent lire si elles ont fini la vaisselle. Remettre en valeur la féminité, montrer qu’on est obligé aujourd’hui de se battre pour défendre et affirmer cette part de féminité, est au coeur du texte d’Eribon et de ce projet.

Alter Échos: Sachant qu’Eribon critique le fait que la gauche ne parvienne plus à s’adresser au «peuple», vous êtes-vous posé la question de l’accessibilité de ce texte?

Stéphane Arcas: Je pense que ce texte n’est en fait pas si complexe. Il est littéraire, oui, mais accessible. On peut s’y projeter assez facilement. Je l’ai fait lire dans ma famille, et ça passait facilement. J’ai voulu garder une première partie très soutenue, pour donner les codes, et faire quelque chose de plus jeté, plus onirique en deuxième partie. Je suis pour la culture pour tous, mais pas en mettant la barre vers le bas. Il faut arrêter de prendre les gens pour des idiots. J’ai fait venir le mec en mauve qui fait traverser mes gamins le matin devant l’école. Il est venu, il était super content. Et je n’en doutais pas une seule seconde. Je déteste que la culture pour tous devienne de la culture de masse à la TF1. Si on habitue les gens à leur servir du prémâché, tu ne les aides pas à s’élever. Je viens de l’art contemporain, et j’ai toujours invité des gens dans des galeries, qui n’y avaient jamais mis les pieds. La première fois, ils se demandent ce qu’ils y foutent. Au bout de trois vernissages, ils prennent le goût, écoutent leurs émotions et commencent à saisir les codes. La gêne est dépassée.

Alter Échos: L’un des monologues aborde l’aseptisation du langage politique actuel. On ne parle plus par exemple de «lutte des classes» mais de «pacte social de vivre ensemble». Pourquoi est-ce important de réhabiliter ces termes?

Stéphane Arcas: C’est l’un des passages essentiels du spectacle. C’est une triste réalité: le franc-parler et le courage verbal ne sont plus de mise actuellement. Ne plus parler de «lutte des classes», c’est faire disparaître la classe ouvrière des discours politiques, c’est une manière d’individualiser, d’éviter toute conscience de groupe. J’avais adapté dans le passé La Ferme des animaux (Animal Farm. A Fairy Story, George Orwell) pour le jeune public, qui évoque aussi la manipulation du langage. Quand les cochons prennent le pouvoir, ils changent quelques mots à la loi des animaux et le seul commandement qui reste est: «Tous les animaux sont égaux mais certains le sont plus que d’autres».

Je suis pour la culture pour tous, mais pas en mettant la barre vers le bas. Il faut arrêter de prendre les gens pour des idiots.

Alter Échos: Vous ajoutez un «sur fond rouge» à ce Retour à Reims. Pour réaffirmer l’importance de la révolte?

Stéphane Arcas: Il y a le fond rouge pour évoquer le parti communiste qui a fait partie de l’enfance d’erixon. Il y a aussi le rouge de la colère qui couve, le rouge de la lutte syndicale. Pour moi, le rouge représente aussi la lave, qui est là sous nos pieds où que l’on soit sur cette planète et qui, à cause de la pensée économique à court terme juste portée sur la finance et le profit, va finir par nous engloutir bien plus vite que prévu.

 

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