Retour à Reims, sur fond rouge de Didier Eribon, adaptation et mise en scène de Stéphane Arcas
d’après Retour à Reims de Didier Eribon, adaptation et mise en scène de Stéphane Arcas
Il est des œuvres nécessaires dont le théâtre s’empare, tant elles résonnent avec notre aujourd’hui. Parmi elles, le récit du sociologue et critique littéraire Didier Eribon, mis en scène par Laurent Hatat en 2014 et par Thomas Ostermeier à Glasgow cette année. Un témoignage poignant d’un fils qui, à la mort de son père, revient vers un monde que, dès l’adolescence, il a rejeté pour se construire et exister. Faire des études brillantes, monter à Paris et fréquenter l’élite intellectuelle, notamment écrire dans le journal Libération, lui a permis de vivre son homosexualité, que ni son père, ni sa mère n’ont pu accepter.
Cette confession raconte les retrouvailles avec sa mère. Pourquoi avoir fui son milieu d’origine, le monde ouvrier? L’ami de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault, lui, le militant gay, découvre, en fin de compte, que s’il a exposé et combattu sa honte sexuelle, dans des textes comme Réflexions sur la question gay(1999 ), il a omis de parler de sa honte sociale. À la fois introspectif et analytique, le récit explore les raisons de ce sentiment inavoué et occulté par sa lutte pour vivre librement son homosexualité.
Didier Eribon remonte aussi jusqu’à ses grands-parents pour mesurer la réalité de la lutte des classes à travers «la violence du destin famililal», et exprimer sa colère contre la classe dominante. Mais nous n’entendrons pas tout de suite ce récit. Cette adaptation emprunte en effet des voies détournées, avec un prologue inattendu où un apprenti ventriloque dialogue avec un pantin façonné à son image. Poupée débile, obnubilée par le cul, enfilant des blagues misogynes racistes, homophobes et même pas drôles : obscénité du monde du spectacle et des shows télévisés ? Relation entre l’homme et son double masculin-marionnette ?
Ces impromptus décalés vont ponctuer le spectacle et ouvrir sur un épilogue plus poétique avec un beau texte de Michel Foucault sur le corps amoureux. On avait précédemment entendu un écrit de lui sur les ”contre-espaces “. Ces inserts, Stéphane Arcas les met en scène pour marquer l’influence du philosophe sur Didier Eribon: «J’ai beaucoup travaillé la notion de porte-à-faux. Les dualités sont tirées à l’extrême. Ma schizophrénie est venue envahir le monde d’Eribon (…). J’ai donc ajouté deux textes de Michel Foucault qui permettent (…) le développement d’univers plus oniriques . Pour cette adaptation, je suis aussi allé fouiller dans des interviews qu’a données l’auteur».
Sur le plateau, se découpent des espaces pluriels pour un récit à plusieurs voix, le texte d’origine étant distribué à trois acteurs, accompagnés de deux musiciens. Des projecteurs manipulés à vue, des câbles pendant comme des lianes ici et là, des statuettes et un grand masque africains, des meubles hétéroclites, un sol couvert de cendres figurent un studio de télévision ou de cinéma désaffecté, un lieu en déréliction comme ces cités ouvrières à l’orée des métropoles.
Le décor, signé aussi du metteur en scène, déporte l’action loin du réalisme de Mouizon, dans la banlieue de Reims où les parents du narrateur ont vécu pendant vingt ans, sans que jamais il n’y vienne, avant cette visite à sa mère. En toile de fond, une immense carte du monde lance les lueurs rouges, comme d’un feu qui couve encore. Dans cet univers étrange aux lumières incandescentes, les acteurs évoluent deux heures durant, sur une musique rock bien dosée.
On l’aura compris, Stéphane Arcas donne une version toute personnelle de Retour à Reims et les spectateurs qui connaissent bien l’œuvre de Didier Eribon seront surpris par la prolifération des signes envoyés, sans pourtant trouver à redire sur la teneur du texte. Les comédiens, très engagés, donnent chacun une couleur à ce monologue et font passer avec justesse le message de l’auteur : il y est question de son histoire mais aussi de celle de la classe ouvrière, délaissée par la gauche et livrée au Front National.
Il faut saluer la performance de Claude Schmitz en ventriloque, et la belle présence de Marie Boss, Fyl Sangdor et Nicolas Luçon. Si on sort du théâtre avec l’impression d’un « à peu trop », on s’est attaché à l’univers baroque, au clair-obscur sur fond rouge, et à l’authenticité de ce spectacle atypique qui vaut le détour par Bruxelles. Le jeune metteur en scène français a implanté sa compagnie en Belgique et s’apprête à partir en Guinée pour y travailler avec des comédiens et musiciens africains.
Mireille Davidovici
Théâtre Varia 78 rue du Sceptre 1050 Bruxelles T: +32 640 35 50, jusqu’au 21 octobre.
Maison de la Culture de Tournai, les 5 et 6 décembre.
Retour à Reims est publié aux Éditions Fayard