Autopsie d’une rupture avec le milieu familial
« Retour à Reims, sur fond rouge », mis en scène par Stéphane Arcas d’après Didier Eribon, mêle l’intime et le politique en un traité – et tréteau – de sociologie. A Bruxelles et Tournai.
CRITIQUE
« Il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale », écrit Didier Eribon dans Retour à Reims. Dans cet essai autobiographique, le sociologue et philosophe français – auteur notamment de Réflexions sur la question gay – rouvre des chapitres de sa vie qu’il avait mis sous scellé pour mieux se réinventer. S’il a rompu avec son milieu pour vivre à Paris, était-ce pour vivre librement son homosexualité, comme il l’a longtemps cru, ou pour fuir ses origines, une vie misérable, et le boulet du dé- terminisme social ? Replonger avec lui dans un passé honni, celui d’un enfant élevé en HLM auprès d’un père ouvrier et d’une mère femme de ménage, c’est toucher du doigt la culpabilité d’avoir trompé le milieu d’où l’on vient, de se sentir comme un « traître » à sa classe, d’être passé d’un monde à l’autre pour, au final, ne se sentir à sa place nulle part. On aurait pu craindre, vu le bagage acadé- mique de l’auteur, une démonstration sociologique bardée de références bourdieusiennes, mais Eribon mâtine ses ré- flexions de souvenirs intimes. Des frères qui arrêtent l’école à 16 ans, un entourage qui se tourne vers le FN après avoir voté communiste, un père homophobe et tyrannique, une adolescence en décalage : la description n’est pas sans rappeler le témoignage de Pour en finir avec Eddy Bellegueule, best-seller d’Edouard Louis. A la différence que Retour à Reims assume aussi un propos politique sur une classe ouvrière en perte de repères, le délitement de la gauche au profit du FN, le recul des luttes au profit de la peur. « A l’époque, “nous”, c’était les ouvriers, “eux”, les patrons. Aujourd’hui, “nous”, ce sont les Français et “eux”, ce sont les étrangers. » En adaptant Retour à Reims au théâtre, le metteur en scène Sté- phane Arcas ajoute « sur fond rouge » à son titre, affirmant lui aussi une couleur politique. Une couleur politique Sur le plateau, une carte du monde irradie de rouge comme un feu qui couve tandis que le dé- cor, ruine d’un plateau de télévision pour débat électoral, semble carbonisé. Sur ces cendres, trois comédiens – Thierry Raynaud, Marie Bos et Nicolas Luçon – se relaient pour porter le récit de l’auteur, diffractant le monologue en trois sensibilités radicalement différentes. Rythmée par les humeurs jazz de deux musiciens, entrecoupée d’un ventriloque surréaliste (étonnant Claude Schmitz) exorcisant d’inavouables pulsions, ponctuée de références à Michel Foucault, la pièce suit des pistes buissonnières, mêle l’intime et le politique, la théorie et la colère. A travers cette autopsie d’une rupture avec un milieu familial, Retour à Reims détricote les mécanismes sociaux qui conditionnent nos vies, à tous, sans exceptions.
■ CATHERINE MAKEREEL
Jusqu’au 21/10 au Théâtre Varia, Bruxelles. Les 5 et 6/12 à la Maison de la culture de Tournai.