Stéphane Arcas place « sur fond rouge » le récit sociologique de Didier Eribon. Ambitieux, généreux, poétique.  Critique.

Faire théâtre d’une auto-analyse sociologique, telle est la gageure à laquelle s’est attelé Stéphane Arcas, s’entourant de camarades fidèles pour faire porter à chacun, par-delà sa propre voix, celle de Didier Eribon. Philosophe, militant gay, celui-ci raconte dans « Retour à Reims » la prise de conscience engendrée par son retour chez sa mère à la mort de son père. Un père jamais aimé, dont il a fui l’autorité homophobe pour devenir lui-même à Paris. La prise de conscience de ce qu’il fuyait en parallèle : un passé populaire, des racines ouvrières, une classe que les discours politiques ont fini par gommer.

Démêler les déterminismes

« Il me fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale » , pointe Eribon, auteur entre autres, auparavant, de « Réflexions sur la question gay », qui entreprend ici un voyage mental et social jusqu’à démêler les déterminismes imprégnant tout individu. Son récit (Fayard, 2009) retentit et fait écho, notamment, aux positions de Stéphane Arcas, lui aussi « transfuge de classe ». Ainsi le plasticien et metteur en scène se lance-t-il dans l’adaptation scénique de « Retour à Reims » qu’il imprime « sur fond rouge », à savoir le brasier, la lave que sont aujourd’hui, dit-il, les mouvements ouvriers et citoyens. 

« L’important n’est pas
ce qu’on fait de nous,
mais ce que nous faisons nous-mêmes
de ce qu’on a fait de nous »
 

– Didier Eribon citant Sartre dans « Retour à Reims ».

Pour faire théâtre, donc, de cette matière profuse, réflexive, à haute teneur en sociologie et haut degré de vécu, truffée de références littéraires, Stéphane Arcas l’a malaxée en monologues. Six acteurs ( Marie Bos, Julien Jaillot, Nicolas Luçon, Thierry Raynaud, Fyl Sangdor, Claude Schmitz) portent tour à tour ce verbe intense, là où deux musiciens (Michel Cloup, Julien Ruflé) l’irriguent de rock mâtiné de free jazz.

Il y a les voix, les notes – et l’univers visuel fascinant conçu par Claude Panier, Anaïs Terwagne et Stéphane Arcas lui-même – sous les lumières de Margareta Andersen et avec la complicité aussi d’Agnès Limbos. Une scénographie où la technique théâtrale tutoie la terre brute, et dont la chaotique sophistication met en relief l’ordinaire du quotidien, la petite cellule familiale où tout prend racine et qui ensuite fait figure tantôt de refuge, tantôt de repoussoir. 

Être né quelque part 

La subtile frontalité de « Retour à Reims, sur fond rouge » expose sans donner de leçons l’arbitraire des verdicts sociaux, leur absurdité, le jugement familial et de classe, la place des déterminismes dans la construction de l’identité (sociale, intellectuelle, politique, sexuelle…). A la fois intime et concrète, brillante et modeste, cette adaptation donne à entendre les méandres de l’être social, l’en deçà et l’au-delà de ce que signifie être né quelque part. 

Sans tourner le dos aux mystères de la transmission, le résultat conjugue beauté et lucidité, dans une œuvre plastiquement éblouissante – sensée et sensible.

  • Bruxelles, Varia, jusqu’au 21 octobre, à 20 h 30 (mercredi à 19 h 30). Durée : 2 h env. Surtitres NL et EN. De 9 à 21 €. Plusieurs activités connexes dont un 5 à 7 politique le 14 octobre. Infos & rés. : 02.640.35.50, www.varia.be 
  • Aussi les 5 et 6 décembre à la Maison de la culture de Tournai.