Une fuite est un aller sans retour. Didier Eribon a grandi dans une HLM à Reims avec son père à l’usine, sa mère femme de ménage et son frère apprenti-boucher. Jeune lycéen honteux de son attirance pour les garçons, il décidera de partir à Paris pour y étudier la philosophie, pouvoir s’y inventer et y vivre son homosexualité loin de son père, de sa famille et de son milieu. Il renie alors cette enfance et, « fils de la honte » comme le dit Annie Ernaux, il cherche à se rééduquer presque complètement par les lectures : Jean-Paul Sartre, Jean Genet, Karl Marx, Michel Foucault, etc. Trente années après être parti, il commencera à penser un retour comme une nécessité de récit. Un élément déclencheur : la mort de son père. L’événement le ramène alors sur son lieu de naissance, lieu et parents qu’il avait fuis, sans se retourner. La mort d’un proche réveille des temps et des lieux insoupçonnés, et crée surtout la nécessité de comprendre le départ précipité, la honte sociale – encore plus indicible que la honte sexuelle sur laquelle il a publié –, les déterminismes sociaux, les vies mêlées, la sexualité, les classes, le travail, le système scolaire, les liens à la politique, le vote au parti, les identités. Retour à Reims est l’occasion de cette réflexion.

« L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. » (Jean-Paul Sartre à propos de Jean Genet)

Chaque individu est produit par le monde social. Comment le social investit-il nos lieux et nos corps ? Comment déjouer les ruses du déterminisme ? Par la voix singulière d’Eribon, c’est à nos propres parcours, à nos propres vies, aux manières à travers lesquelles nous nous sommes constitués et ne cessons de le faire que s’adresse Stéphane Arcas.

Les musiciens donnent le ton. Règne des cendres, la scène installe l’inconfort. Ce sont les lieux et les corps rassemblés qui entrent en résonance, qui vibrent ensemble au son de la musique qui les rythme. C’est ainsi qu’apparaissent les questions : pourquoi n’oserais-je pas dire et assumer qui je suis, qui je fus, et qui je pourrais éventuellement être ? Pourquoi la honte de son milieu force-t-elle au silence et pourquoi le silence conduit-il à la reproduction de ce monde injuste ? Pourquoi ai-je eu besoin de partir et pourquoi d’autres sont-ils restés sans avoir pu penser changer de trajectoire ? C’est de nos corps et de nos lieux qu’il est question. Et c’est ainsi que l’ombre de Michel Foucault, dont la mort répétée revient animer la pièce comme un gag, ressurgit.

Le montage de deux textes, des « hétérotopies » au conte sur « le corps utopique », nous laisse penser que ce sont bel et bien nos corps concrets et matériels qui sont à fouiller dans leur profondeur, là où règnent les structures sociales qui font fonctionner notre monde, et que ce sont nos lieux, utopiques, rêvés, qui sont à explorer, pour les arracher aux rêves et les placer dans notre réalité comme « contre-espaces ». Deux textes pour insuffler un nouveau souffle d’encouragement. Aller chercher en soi les structures sociales inégalitaires, les verdicts sociaux qui nous constituent, qui nous empêchent de parler et de nous en déprendre, ceux qui permettent la reproduction du monde tel qu’il est, et les combattre. Aller chercher des lieux réels d’expérience, des lieux marginaux, clandestins, des lieux autres là où autre chose sera possible. Ne plus partir de grandes théories, mais éprouver nos corps et nos espaces dans la différence  qu’ils peuvent créer, choisir, risquer.

Adapter les enjeux d’un livre théorique au théâtre n’est pas une tâche facile mais un pari réussi, un fond rouge pour donner à la colère sa couleur. Et face à la violence du monde et à la montée de l’extrême droite, l’optimisme ne prendra comme accent que l’organisation de notre pessimisme. En tête nous resteront ces voix, ainsi que notre capacité à imaginer un avenir vivant et transformateur, comme une volonté, coûte que coûte, d’étonner la catastrophe.