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Retour à Reims sur fond rouge/Bruzz

Thierry Raynaud et Marie Bos

© Estelle Rullier

INTERVIEW

Le metteur en scène Stéphane Arcas retourne à Reims

© Arcas

« On est tous des Didier Eribon », dit le metteur en scène Stéphane Arcas qui, à travers une adaptation sur fond rouge du roman autobiographique de l’éminent sociologue, nous invite, au cours d’une expérience onirique et rock’n’roll, à embarquer pour un Retour à Reims. C’est-à-dire? Mieux lire la société et ses mécanismes de domination.

Didier Eribon fait partie de ces rares «transfuges», ces personnes qui ont effectué un changement de classe sociale au cours de leur vie. Né d’un père ouvrier et d’une mère femme d’ouvrage, il s’est hissé au sommet de l’échelle sociale en devenant un sociologue et philosophe de renom. À la mort de son père, il retourne dans la ville de son enfance, Reims, où il n’avait pas remis les pieds depuis trente ans.

Alors qu’il s’entretient longuement avec sa mère, il comprend que, contrairement à ce qu’il avait toujours pensé, ce n’est pas tant la violence et la non-acceptation par son père de son homosexualité qui l’ont éloigné de son milieu familial que la honte sociale. Une auto-analyse rare et bouleversante qui donnera naissance au livre Retour à Reims.

Après le drôle, cru et touchant Bleu-Bleu inspiré de sa vie d’étudiant aux Beaux-Arts, Stéphane Arcas, plasticien, écrivain et metteur en scène français installé à Bruxelles, adapte l’épopée familiale de Didier Eribon dans un style frontal inspiré par la musique rock. Cinq comédiens et une comédienne, accompagnés de deux musiciens, se partagent la parole du sociologue au fil d’un songe rouge hanté de figures oniriques dont on se réveille avec un regard nouveau sur la violence sociale.

Quel a été votre premier contact avec le livre Retour à Reims de Didier Eribon?
Stéphane Arcas: C’est assez rigolo. Un jour ma psychiatre m’a dit : « Ce que vous me racontez depuis trois quarts d’heure, je l’ai lu hier dans un livre qui s’appelle Retour à Reims. » J’avais déjà monté une forme performative autour du Scum Manifesto (pamphlet féministe radical écrit en 1967 NDLR) de Valérie Solanas.

La question du féminin dans le politique et la mort du patriarcat m’occupent depuis longtemps. Quand j’étais enfant, on me féminisait beaucoup parce que j’aimais la peinture, l’art. Tout ce qui touche à la culture et au fait de prendre soin des autres est considéré comme féminin. Ces choses sont pourtant fondamentales quand on se dit de gauche.

C’est un peu caricatural mais si on raisonne comme ça, je préfère être une femme noire en politique qu’un homme blanc. Avec Retour à Reims, je me suis retrouvé face à un livre qui faisait le lien avec beaucoup de références (Michel Foucault, Pierre Bourdieu…) mais qui arrivait à les exprimer de manière assez simple.

N’avez-vous pas eu envie d’écrire sur votre propre transfuge, de mettre en scène ce qui serait dans votre cas un Retour à Nérac ? 
Arcas: J’avais commencé à écrire un texte inspiré de mon histoire, un texte sur ma ville d’origine, Nérac, mais je retournais constamment à Retour à Reims. Je venais de trois autofictions d’affilée, j’avais envie de tenter une nouvelle aventure. Didier Eribon et moi sommes tous les deux des enfants d’ouvriers mais nous n’avons pas du tout le même parcours, ce qui ne m’a pas empêché de vivre ce sentiment de honte d’appartenir à ce milieu où la culture faisait défaut.

Ceci dit, je pense que la force du livre est qu’il ne faut pas être fils d’ouvrier pour entrer dans l’histoire et avoir une lecture sociale et politique de ce qu’est le monde, de l’endroit où la gauche sociale-démocrate a abandonné la classe ouvrière.

De nos jours, on entend beaucoup dire que le concept de lutte des classes est dépassé et qu’il n’y a plus de classe ouvrière à proprement parler. Le livre d’Eribon met en garde contre le risque de ce type d’affirmation ?
Arcas: C’est un des plus vieux discours du capitalisme. On essaie de nous faire croire que tout est fabriqué en Asie mais les ouvriers représentent environ 25% de la population active auxquels il faut ajouter les emplois à haut de degré de pénibilité comme caissière de supermarché ou manutentionnaire. Quand 40% de la population s’entendent dire qu’ils n’existent pas, ils vont naturellement voter pour les gens qui prétendent parler d’eux, même si le discours de Marine Le Pen est absurde.

Aujourd’hui, on ne parle plus de lutte des classes mais d’un « pacte social de vivre ensemble ». C’est dangereux car on nie un problème au lieu d’essayer de le résoudre. C’est facile de dire que les gens qui votent Front National sont bêtes mais c’est beaucoup plus intelligent d’essayer de comprendre le contexte derrière.

Eribon pensait qu’il détestait son père parce qu’il était violent et homophobe mais il comprend que si son père était comme ça, c’est parce qu’il a eu une vie dure d’ouvrier du nord-est de la France qui a connu la guerre, une vie qui pousse à l’alcoolisme. Dans ma famille, il faut ajouter le passé d’immigrés espagnols et italiens.

Parmi mes proches je constate qu’il y a des gens qui sont racistes alors qu’ils étaient les « spaghettis » et les « merguez » de l’époque. Quand on ne résonne plus en termes de classes sociales, pour peu que le discours de la gauche n’en parle plus, ce n’est plus les ouvriers contre les patrons mais les Français contre les étrangers, car les gens ont besoin de faire partie d’un groupe.

Si Didier Eribon parle de son enfance et de sa famille, on reste dans le registre de l’analyse sociologique, même si elle est intime. Est-ce qu’à travers la mise en scène, vous avez cherché à rendre sa place à l’émotion ?
Arcas: Oui, enfin je l’espère. J’ai gardé l’idée de l’épopée familiale qui rejoint l’épopée du monde ouvrier. Je ne voulais pas donner un cours de sociologie mais je ne voulais pas non plus brader le discours sociologique, comme les politiques qui parlent de « culture pour tous » mais qui mettent la barre de plus en plus bas. Il faut arrêter de prendre le public pour des abrutis.

Mon geste d’écriture a été simplement de rendre le texte d’Eribon plus oral, et plus brouillon aussi pour que je puisse me retrouver dans mon désordre. J’ai adapté, j’ai réécrit. J’ai également puisé dans des interviews d’Eribon afin d’obtenir un langage intermédiaire. J’ai ajouté des extraits de Foucault afin de rendre mon traitement scénique plus onirique.

Foucault me permet de traiter la question, toute bête, de la peur d’être seul et de mourir et de comment l’amour permet de mieux vivre cela. C’est idiot, c’est basique et ça n’est pas nouveau. Et en même temps, je ne sais pas si on a besoin d’inventer autre chose. De la même manière que l’on peut encore parler de classes sociales et de classe ouvrière, on peut encore parler d’amour.

La musique live est aussi un vecteur d’émotions? 
Arcas: J’ai fait appel à Michel Cloup des Diabologum. Lui aussi est un transfuge. Quand je lui ai fait découvrir le livre, il a flashé et il a fait un double album sur sa vie, sur son père agriculteur, sa mère qui était une réfugiée sans papiers italienne. Le rock fait partie de ma culture. L’histoire du rock est d’ailleurs liée au monde ouvrier, pensez aux Clash, aux Stone Roses, … J’ai du mal à concevoir un spectacle sans musique live. Je tiens à montrer comment se fait la musique, comme à l’opéra. Sur le plateau, on voit toute la cheville ouvrière, régie comprise.

Avec son livre, Eribon dit prôner la révolte sociale contre la violence sociale. Le « fond rouge » dont il est question dans votre pièce rejoint-il cette idée? 
Arcas: Le rouge, c’est la colère, la révolte, la lutte et aussi le danger. Je pense souvent à l’image de la lave qui est là sous nos pieds, omniprésente, avec des politiques qui créent une espèce de brasier social partout dans le monde. Mon récent voyage en Guinée Conakry et ce que j’ai pu y voir ont énormément influencé ma mise en scène.

C’est vrai que j’ai une forme de colère en moi, un côté bagarreur qui est lié à mon parcours. Je n’ai pas du tout eu la même relation à l’école qu’Eribon, je n’ai pas eu la réaction qui fut la sienne d’être un bon élève. J’avais de bonnes notes mais j’allais très peu à l’école. Je traînais beaucoup au bistrot, je faisais des conneries. Mon comportement délinquant était lié à la violence de mon milieu social. La colère a du bon, mais pas toutes les colères.

Retour à Reims, sur fond rouge. 03/10 > 21/10, Théâtre Varia, Ixelles
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